C’était le premier jour de l’hiver et il était presque midi. Pourtant, les volets de la chambre étaient encore fermés, ce qui plongeait la pièce dans une obscurité presque totale.
A peine réveillé, Pierre ouvrit les yeux. Un sourire qui révélait l’intensité de son bonheur de savoir Léona près de lui inonda immédiatement son visage. Elle était son épouse depuis moins de vingt quatre heures.
Léona, à la crinière de lion et à la personnalité qui rappelaient le comportement sauvage de cet animal, avait hanté ses rêves avant même qu’il ne sût qu’elle existait ! Et voilà que la vie l’avait mise sur son chemin, une nuit, il y avait de cela déjà cinq ans ! Il lui avait semblé dès lors qu’ils se connaissaient depuis toujours, qu’ils avaient déjà vécu plusieurs vies ensemble. Mais malgré cette impression, chaque jour qu’il passait auprès d’elle lui semblait être le premier, une nouvelle naissance aux merveilles de la vie !
L’espace d’un instant, cet Amour lui sembla presque irréel tant il était parfait à ses yeux.
Pierre se souvint de la première fois qu’il avait vu Léona. C’était au début du printemps. Il avait travaillé tard ce soir là et c’est à plus de vingt trois heures qu’il s’était engouffré dans les couloirs apparemment déserts du métro parisien. Soudain, il avait entendu des éclats de voix dont il avait distingué ces quelques mots :
« Laisse-toi faire sale femelle ! ».
Toujours prêt à offrir un bras armé aux victimes affaiblies, il était accouru, étonné de voir une femme à l’opulente chevelure rousse, si frêle et si petite, faire face et tenir tête à deux hommes, le troisième l’ayant saisie par un poignet. Pierre s’était précipité, dans l’intention de l’aider à se dégager de son agresseur, mais il avait été arrêté net dans son élan lorsque celle qu’il croyait vulnérable lui avait lancé d’un ton autoritaire :
« Toi, te mêle pas de ça ! ».
Elle avait alors commencé à distribuer coups de poings et coups de pieds, déroutant ses adversaires par son impressionnante vitesse, sa force et sa souplesse. Deux des trois mâles défaits avaient pris leurs jambes à leur cou avant de disparaître dans un couloir. Le troisième, encore surpris, l’avait été bien davantage lorsqu’il avait senti un couteau sous sa gorge. Comme l’aurait fait un petit garçon lors d’une terreur nocturne, il avait gémi dans un cri étouffé :
« Maman ! »
Pour parfaire son humiliation, il avait dû se mettre à genoux et s’excuser. C’est seulement à cette condition qu’il avait pu détaler sans être inquiété. Pierre avait été instantanément séduit par cette belle rouquine et surpris par la puissance qui émanait d’elle. Léona s’était approchée de lui d’un pas assuré avant de dire, la voix encore empreinte de fermeté :
« Merci d’avoir voulu m’aider, mais j’avais le contrôle de la situation ! »
Puis, son regard de guerrière s’étant peu à peu effacé, elle avait dévisagé Pierre avec tendresse avant de s’évanouir dans ses bras. Notre homme avait alors été assailli par un flot de perceptions qui échappaient à ses cinq sens, et par une attirance de tout son être conscient et inconscient pour cette femme qui avait eût « le contrôle de la situation » juste le temps nécessaire. Ainsi avait commencé leur histoire, et ils ne s’étaient plus quittés depuis, vivant au quotidien une communion d’âmes et de cœurs dans la fusion de leurs corps brûlants de passion. Pierre se sentit transporté par l’émotion et la complicité qui les unissait depuis cette aventure. Cet Amour-là, il en était certain, existait avant même qu’ils ne se soient rencontrés. Cet Amour là était devenu pour lui source de vie.
Le soupir mélodieux de la jeune femme et le léger bruissement des draps sur son corps le ramenèrent dans l’instant présent. Elle se blottit contre lui, frissonnante, et chuchota à son oreille :
« Bonjour, mon mari que j’aime. »
« Bonjour, mon étoile du matin ! » lui répondit-il à mi-voix.
Impatient de revoir le visage de sa bien-aimée, il alluma sa lampe de chevet. Une lumière douce éclaira alors toute la pièce et lui révéla ce qui dans la seconde précédente appartenait encore à l’invisible. Ses yeux s’écarquillèrent et les battements de son cœur s’accélérèrent. Il ne sut s’il était victime d’une hallucination, d’un coup monté, ou s’il faisait un cauchemar tant la situation était insensée.
Allongée à côté de lui, une femme blonde qu’il n’avait jamais vue le regardait avec affection et inquiétude. Pierre parcourut d’un regard affolé cette chambre qui aurait dû lui être si familière. Il vit que l’annulaire gauche de la jeune femme était orné d’un anneau d’or semblable à celui qu’il portait lui-même. Au pied de leur couche, sur le dossier d’une chaise en bois d’ébène, reposaient une robe et un voile de tulle blanc encore froissés de la veille. Rien de ce qui l’entourait ne lui semblait totalement inconnu, mais pourtant il se sentait perdu, comme étranger à sa propre vie. Ses yeux qui cherchaient désespérément des repères furent soudain attirés par un vase en étain d’une grande beauté, étrange et ventru, posé sur un lit de pétales de roses blanches séchées et encadré par deux longs cierges rouge sombre. C’est la vue de cet autel qui lui rendit la mémoire. À travers ses larmes, il devina les quelques mots gravés depuis une éternité sur l’urne funéraire : « À Léona mon seul Amour ».